L'usage des richesses
Nous voilà face à un corps sans vie. Alors même que nous venons de passer une année à comptabiliser nos morts, côtoyer un cadavre n'en reste pas moins un événement. L'occultation de la mort dans notre société relève avant tout d'une stratégie pour que nous ne prenions pas conscience de l'absurdité de la vie. Le cadavre en question est celui d'un insecte. Il est le sujet et la matière principale d'une œuvre conceptuelle de l'artiste Béatrice Balcou. L'art conceptuel est à envisager, selon Jean-Yves Jouannais, "comme une grève, un mouvement social, le blocage avec l'occupation des lieux, des chaines de montage d'une usine de bibelots" . L'insecte ainsi exposé "sous verre" a été choisi pour sa provenance et pour son régime alimentaire. Il est la "bête noire" des conservateurs de musées. En effet, il aime à dévorer le bois. Celui qui se présente à vous s'est nourri d'une œuvre d'art. Il en est rempli. Sa croissance résulte de cette absorption. Un véritable saboteur, l'occupant intrusif jugé persona non grata en territoire culturel. Un bouffeur de fétiches, un casseur de rêves, un "croqueur du patrimoine". De quoi est-il donc mort ? Il s'agit très probablement d'un assassinat. Imaginerions-nous avec sérieux qu'il soit mort d'indigestion ? N'aurait-il pas supporté l'ingestion d'un Carl André ? ou de s'être attaqué au corps vieillissant d'une vierge Renaissance ? Il faudrait pratiquer une autopsie qui nous révèlerait très certainement que le conservatisme bourgeois est à l'origine du crime et que la qualité de l'objet consommé ne rentre pas en ligne de compte. Ainsi, a-t-on jugé sa vie moins importante que la matière inerte qui lui servait d'abri et de garde-manger. Une réserve de nourriture fantasmatique, s'il en est ! (je vous laisse imaginer quelque instants ce que serait votre vie au cœur d'une montagne de parmesan, ou tout autre matière comestible de votre choix…). C'est une lutte pour la vie qu'engage l'insecte au cœur même de l'art. De statut de larve, il s'émancipe en creusant sa galerie, travailleur acharné pour gagner sa liberté qu'il trouvera en s'échappant de la matière inerte afin de prendre son envol et, nous l'aurons compris, pour enfin s'accoupler. Il aurait, s'il n'avait été vaincu par la haine de la dépense propre à la bourgeoisie, et d'un système qui place la valeur marchande avant toute chose, pu préserver son espèce et jouir de sa vie. Il s'agit bel et bien d'un sacrifice perpétré sur l'autel de la Culture. Mais dans ce cas présent l'honneur semble être sauf. Tué pour avoir profané un acte mystique - l'art comme le disait Georges Bataille étant le "dernier refuge du sacré" - voilà le sacrifié, ressuscité, et exposé dans un temple de l'art. Justice est rendue pour celui qui aura passé sa vie, tel Sisyphe poussant son rocher, à creuser des galeries…
L'art est indubitablement, comme l'écrivait André Malraux, "la seule chose qui résiste à la mort". Béatrice Balcou en exhibant la tragédie de ce profanateur souligne que la valeur d'échange de l'œuvre reste, dans une perspective capitaliste, supérieure à la valeur d'usage. La simple présence de cet insecte "nourri à l'art" témoigne d'une résistance au savoir, d'une révolte contre le travail et sa valeur. Il renverse les rapports de domination qui prévalent au sein du marché de l'art et symbolise les dépenses "improductives" qui selon Bataille résultent d'une "énergie excédante". Une "part maudite" qui fonde une "économie générale" participant d'une énergie universelle et instigatrice d'une dépense de richesses qui trouverait sa fin en elle-même. Bataille soulève que c'est la surabondance et non le manque qui fait problème. Son apologie de la dépense sous entend que "l'activité humaine n'est pas entièrement réductible à des processus de production et de conservation" et de compléter que "ce n'est pas la nécessité mais son contraire, le luxe, qui pose à la matière vivante et à l'homme leurs problèmes fondamentaux." L'activité humaine produit toujours un excédent qu'il nous faut dépenser. "Si nous n'avons pas la force de détruire nous-mêmes l'énergie en surcroît… c'est elle qui nous détruit, c'est nous-mêmes qui faisons les frais de l'explosion générale". Cela revient à faire le choix entre la croissance ou la dépense. Il y aurait ainsi un paradoxe qui nous permettrait, une fois remplis les besoins de base de la survie et de la production, d'assumer de dépenser "pour rien" une énergie en surplus, ce qui fait dire à Bataille, dans une exégèse de l'Essai sur le don de Marcel Mauss, que l'art est l'incarnation du "système du don" et que l'artiste garanti sa propagation par son propre sacrifice. "Le soleil donne sans jamais recevoir" résume alors Bataille. Il a ainsi l'intuition de l'unité du monde. Nous avons cette conscience, ou l'instinct, que nous sommes effectivement une part de l'énergie universelle et que nous pourrions être comme "tout animal est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l’eau ".
C'est probablement une semblable conscience de l'énergie universelle qui anime nos ami.e.s zapatistes dans leur lutte. L'héritage Maya, société caractéristique de "consumation", semble perdurer dans les racines du mouvement. "Le capitalisme est l'individualisme général" nous dit encore Bataille. L'organisation zapatiste basée sur le "tout en commun", lutte précisément contre le "hors du commun" propre à une minorité de privilégiés qui envisagent la croissance comme unique horizon. Vivre hors du commun définit l'intérêt isolé. Partager collectivement le surplus, la "part maudite", constitue le socle de ce projet politique radical. Nous sommes toujours heureux d'exposer cette vitalité si touchante et sincère qui irradie de leurs peintures. Nous aimerions les offrir à ceux qu'on aime, aux regards perdus et sans espoir d'une certaine jeunesse, en faire les "icônes", non pas d'une religion, mais d'une fraternité en ébullition…
C'est ainsi que nous aimerions démarrer cette nouvelle année, en partageant avec nos artistes cette même conviction d'être le résultat d'énergies cosmiques, et de rendre hommage à la dépense improductive de l'art et au plaisir en pure perte, pourrait-on dire, qui l'accompagne, et, encouragés par Endre Tót, d'avancer en souriant. Mais d'un sourire entendu, comme un signe de ralliement pour tout ceux et celles qui ne céderont pas à la volonté qu'à le pouvoir de nous vouloir triste et sans voix/voies.
Nous pourrions également, encouragé.e.s par Gianni Pettena et Lois Weinberger, œuvrer à édifier des hommages à la toute puissance de la nature que nous avons la prétention, quasi structurelle au sein de notre civilisation, de vouloir contrecarrer sans cesse. Il nous faut dépenser sans compter, non pas les fruits de la croissance, mais cette folle énergie qui nous pousse parfois à vivre des expériences "inutiles", des coups dans l'eau, vivre consciemment le sentiment de l'absurdité, et, comme le suggère Albert Camus, pouvoir "imaginer Sisyphe heureux" . Accepter de travailler et de créer "pour rien" et conclure avec le philosophe que "la seule liberté que je connaisse, c’est la liberté d’esprit et d’action."
Pour The Play, notre collectif d'artistes japonais bien-aimé, il est une évidence que la réalité du monde qui nous dépasse est le plus beau des spectacles. Ils en jouent, s'en amusent, en exprimant de manière magistrale et simple cette formidable combinaison de liberté, de vitalité et de révolte dissimulée dans une poésie toute en retenue. Car la démesure de leurs actions à l'échelle du monde n'est rien. Elles parviennent justement à exprimer l'absurdité de notre condition. Cette rigoureuse honnêteté nous bouleverse, tant sur le plan artistique que politique, notamment dans sa mise à distance qu'elle entretient avec le marché de l’art.
Les vertus du quartz rose brésilien contenu dans l'œuvre d'Ícaro Lira semblent, à en croire les marchands de lithothérapie, être très efficaces à harmoniser les énergies. Il serait un condensé de puissances naturelles terrestres que nous pouvons acquérir pour quelques euros dans toutes les villes touristiques du monde. Ícaro Lira, artiste brésilien, évoque avec simplicité ce double transport à la fois de la pierre hors de son origine naturelle et de son aura sur nos corps isolés. Une contraction de mouvements qui anime nos sociétés à vouloir, dans un geste un peu désespéré, nous reconnecter avec le pressentiment d'une magie oubliée. C'est une semblable énergie qui se trouve contenue au sein de l'une de mes baguettes magiques de la série "hope". La première, produite il y a plus de dix ans, alors que j'exerçais le métier de designer, synthétisait mes aspirations à ne plus produire des objets, voir à les détruire, pour conclure avec l'objet ultime dont seuls les rêveurs ont le mode d'emploi. Une clef qui ouvre les portes de la démesure pour introduire dans le réel de nouvelles perspectives sans visées productives mais ouvertes à tous les possibles. La libération des énergies cachées préoccupe également Marianne Mispelaëre qui dans sa pratique répétée du geste révèle, par une écriture de "rien", une perte qui en devient une force. Il s'agit de tenter de maitriser le geste et d'en retrouver toutes les caractéristiques sans pour autant vouloir produire des signes. Une rencontre entre l'eau et le papier qui à l'instar des relations humaines dévoile les tensions qui en résultent.
La flaque d'eau à même le sol de la galerie, ne résulte pas d'une fuite de canalisation, comme l'architecture récente nous y habitue si souvent (nos très fidèles visiteurs savent de quoi nous parlons), mais d'un nouvel acte séditieux de Matthieu Saladin qui goutte après goutte fait le compte du nombre d'artistes qui s'inscrivent à l'INSEE . Une "fuite" qui exprime peut-être la circonspection de l'artiste devant un tel débit, qui nous ferait alors dire qu'il s'agit d'une "fuite en avant", ou du constat pragmatique d'une situation comptable qui devient tangible pour qui veut bien se mouiller… Vous n'aurez sûrement pas la patience de compter la trentaine de gouttes tombant ainsi du plafond chaque jour mais peut-être aurez-vous la curiosité d'apprécier l'étendue de la flaque invasive au terme de l'exposition? Nous y lirons également combien l'eau est l'un de nos biens les plus précieux, et dans un jeu de reflets, que l'art ne l'est pas moins.
Le corps immobile "qu'exposent" les gens d'Uterpan dégage une aura antagoniste avec le contexte artistique dans lequel il se trouve. Par la méditation, les chorégraphes placent le corps au cœur du cyclone, là où réside paradoxalement une plénitude et un silence qui s'accordent avec l'exploration d'une vérité éloignée de toutes recherches de désirs. Cette posture de paix s'échappe de la cacophonie ambiante et dans un retournement de situation impose un acte de révolte qui pourrait nous faire dire qu'assumer une perte, c'est aussi prendre le pouvoir. Un "non" revendiqué qui nous exclut d'emblée, jusqu'à ce que nous prenions la peine d'entrer nous aussi en méditation en nous délestant de tout attirail culturel encombrant. Le corps devient ainsi un espace incommensurable. C'est un mystère semblable qui se dégage de la forme verte condensant le projet architectural de Patrick Bouchain pour le Cabaret Sauvage . Une énigmatique carapace archaïque qui semble contenir l'énergie d'un monde intime, primitif, rempli de rituels déchainés. Des richesses intérieures dont l'usage laisse présager le plein épanouissement de la vie humaine et se reconnecter avec cette énergie universelle qui nous fait défaut. Que cela donne le ton pour cette nouvelle année, et pour finir avec celui qui nous aura guidé tout au long de ce texte, inspirons-nous de son patronyme pour mener à bien nos objectifs.
Dominique Mathieu – 2020