Panoplies
"Je vois le meilleur et je l'approuve, et cependant, je fais le pire". Ovide
"Nous ne pouvons plus supporter ni nos vices, ni leurs remèdes." Tite-Live
"Chacun a le pouvoir de se comprendre lui-même et de comprendre ses affects
d’une façon claire et distincte sinon totalement, du moins en partie,
et il a par conséquent le pouvoir de faire en sorte qu’il ait moins à les subir" Spinoza – Ethique V Prop.4, scolie.
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Nous y voilà ! La "der des ders". Ce n'est peut être pas un hasard de convoquer une référence historique aussi tragique dans le contexte qui est aujourd'hui le nôtre, à l'heure des grands bouleversements et des grandes incertitudes. Je décide de tirer ma révérence après trois "Actes" qui m'auront habités durant 25 ans. L'année 2019 en est l'épilogue, la tournée d'adieux, le baroud d'honneur.
Je parviens enfin à me libérer de mon travail autant que je me libère moi-même. Du moins, je l'espère… Tout ce labeur n'aura-t-il été au final qu'une contrainte ? Une erreur de jeunesse que j'ai cru bon d'affirmer par la force de ma volonté et de mon amour-propre, en pensant avec sincérité qu'elle m'apporterait une forme de liberté et de joie ? Je m'aperçois aujourd'hui, après presque un demi-siècle d'existence, de mon erreur, que ces choix initiaux n'étaient que des leurres et qu'ils ne correspondaient en rien à ma véritable nature. Je me suis fourvoyé dans une mauvaise voie que je pensais sincèrement être la bonne. Au final j'aurais subi toutes les règles et conventions d'une profession dont je pensais me libérer, ou du moins dévoyer, par des réponses en constant décalage comme affirmation d'une personnalité, et témoignage d'une véritable volonté soumise à aucune force extérieure. Au commencement cette naïveté m'aura apporter l'euphorie des premiers instants en me déconnectant d'un réel alors trop insondable. Mais il m'aura toujours fallu lutter pour ne pas marcher dans le vent, m'épuiser à vouloir en être tout en affirmant le contraire. Bref, soumis malgré tout aux forces qui régissent ce milieu, d'autant plus misérable que mon statut de designer, d'artiste, résonne encore comme le parangon de l'être libéré. En imaginant ce qui me semblait être d'autres solutions je pensais me soustraire à tous déterminants. Mais le réel reprend aujourd'hui ses droits en s'exhibant dans le moindre morceau de banquise qui s'amalgame à l'océan, au travers des 45 espèces animales qui disparaissent toutes les 24 heures (!), sous une pluie de gaz lacrymogènes dès que vous revendiquez légitimement vos inquiétudes (et précisément sur ces questions environnementales), ou encore, lorsque qu'après avoir gravement prononcé un discours sur les enjeux écologiques nos politiques signent les autorisations les plus iniques aux conséquences dévastatrices pour l'environnement. Comment ne pas alors chercher à s'accorder avec ce monde, l'unique, celui qui nous constitue, à savoir la biosphère, en fuyant pour mieux accomplir sa propre nature et se battre dans l'ombre des géants ? C'est du moins mon choix actuel dont la présente et ultime exposition prospective dévoile quelques unes de mes interrogations, de mes penchants et de mes désirs.
Historiquement la panoplie désigne l'armure, accompagnée des armes offensives et défensives, du chevalier au Moyen Âge. Une dimension guerrière qui n'est pas pour me déplaire, non que je sois d'un tempérament belliqueux, mais qui invite à la lutte et forge une attitude à la résistance indispensable par les temps qui courent. Et après tout, chevalier était une activité comme une autre, au même titre que le pompier, le cow-boy, la princesse ou l'infirmière… J'aime l'idée de porter un vêtement qui identifie à une activité et qui revendique un savoir-faire. Endosser sa panoplie c'est devenir quelqu'un d'autre pour réaliser ses rêves et parfois ses devoirs, et imaginer les scénarios les plus fous. Le pouvoir nous veut sans imaginaire. Il s'accapare dès lors le droit de rêver en nous imposant ses désirs par le biais de son attirail répressif et sa batterie d'armes de propagande. Seuls les puissants aujourd'hui on ainsi le droit de rêver. Cette appropriation est insupportable au même titre que les plages privées. Tel est le principe du res communis (1) . Tant de faux espoirs nous sont donnés que seule la révolte peut nous en libérer. Rêver. Être dans la lune. Voilà qu'ils veulent d'ailleurs y retourner, avant de se rendre sur Mars. Nous sommes une nouvelle fois prisonniers de leurs visions malades détruisant un peu plus notre planète tout en justifiants les récits d'évasions de ladite planète. Le serpent se mord la queue. Leur rêve vire au cauchemar. Voilà pourquoi nous devons urgemment nous réapproprier nos imaginaires en retrouvant une âme d'enfant, replonger dans cette période si intense en apprentissages et en intelligence spontanée, intuitive, animale. Etre aussi capable de décapiter le scarabée, de dynamiter la fourmilière, d'arracher les ailes de la mouche, de regarder agoniser la guêpe dans le pot de miel. Cela fait aussi parti de la formation, aussi violente soit-elle. Il n'y a plus de demi-mesure possible. La réinvention de nos usages est l'une de nos missions, transmettre le relais à la jeunesse en est une autre. Faire confiance, malgré les tares qui les accablent mais qui les libèrent aussi d'une culture moribonde qu'ils se doivent de reformuler. Les extirper de la toile d'araignée, numérique notamment, dans laquelle ils sont prisonniers. Seule la pratique, prosaïque ou experte, pourra leur redonner la force d'exister. S'identifier à une activité ou à un personnage ne suffit pas malgré tout à se métamorphoser, mais permet déjà l'espoir de la libération car nous nous rendons coupables de collaboration avec les tyrans et autocrates capitalistes qui nous laissent croire que nous partageons leurs rêves moyennant l'achat d'objets, si beaux et si technologiques qu'ils en deviennent magiques. Une magie noire, indubitablement. L’esthétique sert à rendre acceptable une réalité inacceptable. C'est personnellement ce qui me semble le plus difficile à accepter, tant mon regard s'est aiguisé avec précision autour de cette question. Parlons plutôt d'harmonie. Là où l'esthétique enferme dans des dogmes, l'harmonie sait relier les différences.
Mais alors, me demanderez-vous, que vais-je faire ? Il y aurait-il un endroit magique, une façon de faire, qui puisse me libérer de la mégamachine (2) qui avec la versatilité d'un liquide, se répand dans les moindres interstices ? Il existe certes des ilots de résistance qui luttent avec obstination et imagination face aux diktats du pouvoir, et je les admire plus que tout, mais la vie communautaire ne semble pas me convenir… J'envisage la voie de la pluridisciplinarité, ne pas se spécialiser pour ne pas s'enfermer dans une manière de faire, mais être pluriel pour gagner en autonomie et en adaptabilité. Rester ouvert aux autres, poursuivre le rôle de transmetteur auprès de la jeunesse, mais avoir la grande exigence de ne plus se laisser faire, entrer en résistance comme on rentre dans une forêt, en silence, conscient de notre insignifiance au cœur de tant de logique, et surtout convaincu de tout faire pour préserver ce milieu. S'agit-il de défendre la Nature ou d'être la Nature qui se défend ?
Quelles que soient les panoplies que j'aurai choisi d'endosser, j'espère que nous serons nombreux à nous retrouver armés jusqu'aux dents après avoir fui l'aliénation dominante. Je vous dis donc à bientôt et vous remercie de votre attention, avec une pensée particulière pour toutes celles et ceux qui m'auront inspiré-e-s, soutenu-e-s, épaulé-e-s et encouragé-e-s durant cet entêtant parcours.
Dominique Mathieu
1 - expression latine utilisée en ius publicum (droit public) qui désigne une chose (res) ou un bien commun, c'est-à-dire qui ne peut pas être appropriée, de par sa nature.
Elle appartient à tout le monde, à tous les citoyens, et elle est de ce fait accessible et utilisable par tous.
2 - La mégamachine est une suggestion de Lewis Mumford reprise par Serge Latouche: "les mécanismes (...) du marché mondial sont en train d'enclencher sous nos yeux les différents rouages d'une Mégamachine aux dimensions planétaires : la machine-univers. Sous le signe de la main invisible, techniques sociales et politiques (de la persuasion clandestine de la publicité au viol des foules de la propagande, grâce aux autoroutes de l'information et aux satellites des télécommunications...), techniques économiques et productives (du taylorisme à la robotique, des biotechnologies à l'informatique) s'échangent, fusionnent, se complètent, s'articulent en un vaste réseau mondial mis en oeuvre par des firmes transnationales géantes (...). L'empire et l'emprise de la rationalité technoscientifique et économique donnent à la Mégamachine contemporaine une ampleur inédite et inusitée dans l'histoire des hommes" –
Serge Latouche - La mégamachine - Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progress (Paris, La Découverte, Bibliothèque du MAUSS, 1995)